mercredi 20 février 2008

Charte pour une nouvelle citoyenneté universitaire

Université et démocratie lance le débat sur la citoyenneté universitaire

Les enseignants et chercheurs de l'UTM réunis dans le collectif U&D (Université et démocratie) ont réfléchi à la manière de faire vivre une nouvelle citoyenneté universitaire et portent à la connaissance de l'ensemble de la communauté de l'UTM la charte qu'ils ont rédigée.
Dès le retour des vacances d'hiver, ils souhaitent inviter le président et les syndicats de l'université à un débat autour de cette charte et des enjeux de gouvernance de l'UTM dans le cadre de la nouvelle loi LRU. La date et le lieu de ce débat seront communiqués prochainement.
Les personnes intéressées par le collectif U&D, devenu désormais une association loi 1901, peuvent nous contacter en écrivant à
udcontact@free.fr

I. Présentation d’U&D

Université & Démocratie est un collectif de personnes travaillant dans divers départements, équipes de recherche et services de l’université de Toulouse II - Le Mirail. Ce collectif, indépendant de toute affiliation syndicale ou politique, s’est formé en novembre 2007 pour porter la voix de ceux qui, attachés à maintenir les conditions d’une vie démocratique en toutes circonstances et soucieux de favoriser une réflexion sur le devenir de l’université, demandaient la fin du blocage et le retour de la légalité sur le campus.
U&D est une force de réflexion, de proposition et de dialogue qui entend défendre une université démocratique, ouverte, remplissant pleinement ses missions d’enseignement et de recherche. Attentif aux réformes en cours, qui modifient en profondeur le visage de l’université, U&D plaide en faveur de la mise en place d’une « citoyenneté universitaire » dont les valeurs sont énoncées dans la Charte qui suit. Plus largement, U&D souhaite contribuer à l’émergence d’une culture universitaire nouvelle, soutenant un projet de développement harmonieux, ambitieux et sain de l’Université en général et de l’université de Toulouse II – Le Mirail en particulier.


II. Les finalités de la Charte

Cette Charte précise les principes et les procédures qui permettent, à nos yeux, l’exercice éclairé de la responsabilité et de la citoyenneté au sein de l’université, ainsi que la gestion cohérente des projets et des activités. Elle vise à favoriser le fonctionnement démocratique d’une université capable de se mobiliser autour des enjeux qui la touchent et de défendre ses intérêts sans recourir à l’affrontement.
Elle a vocation à être présentée aux différents acteurs et conseils de l’université, avec l'objectif que ses principes soient discutés et, autant que possible, intégrés au règlement intérieur de l'université que les étudiants, au moment de leur inscription, s’engageront explicitement à respecter. La Charte pourrait également donner lieu à un appel national et relancer les initiatives au sein de l’ensemble de la communauté universitaire.
Concrètement, U&D propose que l'ensemble des acteurs de l'université (étudiants, instances de direction, personnel administratif et enseignants/chercheurs) s’engagent mutuellement à favoriser le fonctionnement collectif et démocratique de l’université et la prise de conscience des enjeux, des objectifs et des biens qui nous sont communs. Ainsi, en accueillant les propositions de la Charte U&D pour une nouvelle citoyenneté universitaire, la direction soutiendrait et favoriserait l'exercice des droits démocratiques au sein de l’université ; elle institutionnaliserait le débat et la réflexion, en y impliquant un maximum d’acteurs, en échange de quoi ces acteurs s’engageraient à exercer leurs activités dans le respect du fonctionnement de l’université, sans exercer de contrainte sur la collectivité.
Par cette « Charte de la citoyenneté universitaire », U&D souhaite renforcer l’aptitude de la communauté universitaire à débattre, à se mobiliser, à négocier, à proposer et à peser dans les décisions, dans le respect de la légalité et des règles de la vie démocratique. Les débats permettraient l'élaboration de plates-formes de revendications et de propositions au sein de l’Université, qui seraient ensuite portées à la connaissance du gouvernement, afin de solliciter de ce dernier une meilleure concertation et une plus grande écoute des acteurs de l'Université, insuffisamment impliqués dans leur propre destin professionnel.


III. Charte pour une nouvelle citoyenneté universitaire

1- Le principe de la libre constitution et de la libre expression, au sein de l’université, de collectifs ou de toute autre forme de regroupement qu'intéressent le fonctionnement et l'évolution de l'université est pleinement reconnu, mais ceux qui souhaitent se voir affecter des moyens (locaux, etc.), participer à des négociations et accéder aux canaux de communication internes à l’université, déclareront un bureau et une liste nominale d’un nombre significatif de membres (30) soutenant leur initiative et s’engageant à respecter les règles de la légalité.

2- Chaque collectif s’exprime en son nom propre. Un collectif, quel qu’il soit, ne parle donc ni n’agit au nom de tous : les AG que chaque collectif peut être amené à réunir sont celles de leurs partisans et sympathisants, et non de l’ensemble des étudiants ou des personnels.

3- Les collectifs s’engagent à agir dans des conditions qui ne portent pas atteinte aux activités d’enseignement et de recherche et qui ne troublent pas l’ordre public ; ils s’engagent à respecter la législation en vigueur et le règlement intérieur de l’université, à n’entreprendre aucune action de lutte illégale dans le cadre de l’université. Ils sont responsables des locaux et du matériel mis à leur disposition qui devront être rendus en parfait état. Les dégâts (notamment : dégradations de matériel, bris de portes, fenêtres, serrures, effractions dans les bâtiments fermés, vols, tags, etc.)
seront passibles de poursuites. Enfin, les collectifs s’engagent à ne pas encourager, soutenir ou faciliter des actions de lutte illégales.

4- Lors des mouvements de grève, l’université s’engage à appliquer intégralement les dispositions réglementaires concernant le droit de grève : préavis, identification individuelle des grévistes (sur la base d’une déclaration volontaire dans le cas où une partie des personnels est mise dans l’impossibilité matérielle de rejoindre son lieu de travail), retenue sur les salaires. L’université publie, chaque jour en cas de grève reconductible, le nombre de grévistes constatés ou déclarés.

5- L’université s’abstiendra de recourir aux forces de l’ordre à l’intérieur du campus si, de leur côté, les collectifs s’engagent à ne pas recourir à des moyens d’action violents et illégaux.

6- Les collectifs qui respectent et soutiennent ces règles participeront activement aux débats démocratiques et à l’émergence de projets pour l’université. La direction de l’université garantit, de son côté, la mise en place de débats, réunions, manifestations, journées banalisées d'informations et de discussion, voire de consultations des étudiants et du personnel sur toute question d'intérêt général concernant l’avenir de l'université. Une journée par mois minimum, et davantage en période de mouvement social ou de grève, sera réservée à l’organisation de séances d’information et de débats contradictoires, de manifestations scientifiques ou culturelles portant sur ces questions d’intérêt général : en particulier, le fonctionnement de l'université, ses statuts et rouages, les réformes qui la touchent, ses fonctions dans la société et les enjeux de son avenir.

jeudi 14 février 2008

Pour une analyse du mouvement de blocage « anti-LRU » à Toulouse 2 et dans les autres universités de Lettres, Langues, Sciences Humaines

« À l’épreuve des événements, nous faisons connaissance avec ce qui est pour nous inacceptable »
(Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, Paris, Gallimard, 1955, p. 10)

Cinq semaines de blocage de l’UTM et de bien d’autres universités de LLSH en France. Il y a de quoi s’interroger sur la nature et les causes de ces mouvements de protestation-blocage à répétition (à Toulouse, pas moins de sept en douze ans).

Il nous semble qu’on peut décomposer ces « types » d’événements en quatre éléments. La recherche d’une solution, d’une réponse autre que simplement protestataire ou autoritaire, doit nécessairement passer par une vue transversale recoupant ces quatre séries de données.

Ces quatre éléments peuvent tous être caractérisés par leur aspect exacerbé, que traduit l’usage récurrent du préfixe hyper- dans le classement ci-dessous : hyperidéologisation, hypermanipulation et hyperterritorialisation, hyperfrustration. Le dernier terme, naturellement, ne s’inscrit pas dans le même registre que les trois premiers, qui cherchent à décrire la nature du mouvement. Il se situe plutôt du côté d’une approche des causes, ou mieux des conditions qui en facilitent l’émergence répétée. Il supposerait une analyse de la situation des universités, de leurs personnels et de leurs étudiants, qui ne pourra être ici qu’esquissée de manière encore largement hypothétique.

HYPERIDÉOLOGISATION

« Les projets se transforment tellement en cours de route que, les générations qui font le bilan n’étant pas celles qui ont institué l’expérience, l’enseignement des faits n’est pas recueilli »
(Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, p. 35)

Non seulement les slogans, mais les débats des AG et les quelques papiers qui ont circulé, cette fois-ci comme les précédentes, sont empreints d’une forte charge idéologique. On tentera de définir celle-ci avant de décliner brièvement les formes que lui donnent les divers groupes promoteurs du « mouvement ».

Les thèmes

Le thème dominant, le mot clé est « privatisation », pour caractériser la mesure à laquelle on s’oppose (successivement, et pour en rester à ces dernières années : LMD, ECTS, CPE, LRU… autant d’initiales maudites). Dans la formulation simple, voire simpliste donnée à ce thème, toute réforme d’origine gouvernementale ne peut être comprise que comme visant à livrer les Facs aux « intérêts privés », et à abandonner le soutien dû au « service public ». On s’oppose ainsi à toute ouverture en direction des entreprises (véritable chiffon rouge ; dans le texte de la LRU, les « fondations » jouent ce rôle de muleta), mais également à toute intervention « extérieure » autre que proprement nationale-étatique : régionale, internationale (les ECTS !), mais aussi bien relevant des autres secteurs de l’Éducation Nationale. Un des grands refus s’adressait cette fois-ci à l’idée, émise dans la loi LRU, de contacts nécessaires et réguliers de l’université avec les futurs étudiants que sont les lycéens. Le thème annexe est évidemment l’opposition à toute sélection, et même, de fait, à toute orientation ressentie comme contraignante. « Facs fermées aux intérêts privés, Facs ouvertes aux enfants d’ouvriers », scande-t-on sous les banderoles, sans (se) poser un instant la question de savoir ce que deviennent pas mal de ceux à qui, en dépit de ces slogans, les portes ont toujours été et restent ainsi ouvertes.

Une fois admise la nécessité de simplification inhérente à tout combat pour une cause, on ne peut que noter qu’une telle réduction de la lutte à une forme de slogan élémentaire a abouti au déni de la réalité – en fait, de bien des réalités. Même en laissant de côté ce qui concerne les relations avec les entreprises (qui n’occupent en vérité dans la loi LRU qu’une place minime), le face-à-face revendiqué avec la seule puissance publique et son corollaire le refus radical de la moindre parcelle d’autonomie oublient que les universités françaises ont depuis longtemps avec l’État (le Ministère de l’ES) des relations contractuelles (le « quadriennal ») et qu’elles existent dans et par leur environnement local, régional, et bien souvent international, environnement éducatif aussi bien que de recherche, « environnement » tout court avec des problèmes de locaux, de transport, de vie étudiante qui ne peuvent tous, c’est le moins qu’on puisse dire, se régler depuis Paris... De fait, une des conséquences tangibles de l’hyperidéologisation est la négligence des intérêts concrets des étudiants : pas de discours moins « syndical » que celui-là.

Autre conséquence de ce premier caractère, que nous retrouverons : il fait négliger les conditions politiques concrètes du combat engagé, et de ses chances de succès. Les leaders du mouvement de fin 2007 et leurs partisans n’ont cessé de s’appuyer sur l’expérience – leur expérience, qui est aussi la nôtre – de la « victoire » sur le CPE pour proclamer qu’on allait encore faire plier le gouvernement : « Abrogation de la loi Pécresse ! »... Oubli de la réalité, là encore : une loi n’est pas un décret, Pécresse n’est pas Villepin en bout de course, Sarkozy commençant (même aujourd’hui ;-)) n’est pas Chirac sur sa fin… ; enfin et surtout, le mouvement anti-LRU n’a pas bénéficié, et de loin, du soutien populaire et de l’unité syndicale entre les grandes confédérations qui ont été déterminants dans la lutte contre le CPE.

Ces remarques, aussi évidentes qu’elles puissent paraître, risquent cependant de négliger l’essentiel. Aux yeux des promoteurs de la « révolte », les objectifs immédiats sont en effet négligeables. L’attaque indiscriminée contre tout ce qui est « privé » ou « privatisable » nous livre la clef d’une pensée qui est en son fond néo-bolchevique, même s’il s’agit d’un bolchevisme du pauvre. Le « socialisme » au sens léniniste, la « Révolution » ont disparu des banderoles, non des têtes. L’idée maîtresse sous-jacente à ces slogans reste que la disparition de la propriété privée est le préliminaire obligé de l’accession à la société sans classe – expression elle aussi laissée en jachère, comme la trop fameuse dictature du prolétariat. Mais ces « oublis » ne touchent que la forme, nullement le fond. Tel est bien le credo commun des principaux acteurs.

Les acteurs

Parmi les divers groupes qui ont servi de déclencheurs à ce mouvement comme aux précédents, il faut faire une place à part à l’AGET-FSE. C’est ce mouvement, apparemment né d’un mariage improbable (d’une souche, semble-t-il, maoïste et d’une touche anarcho-syndicaliste), qui a inventé, à Toulouse au milieu des années 90, la technique du blocage au moyen de tables et de chaises sorties de leur « contexte » et judicieusement entassées. Cette technique semble avoir achevé cette année sa diffusion à l’échelle de l’ensemble, ou presque, des universités françaises. Sur un programme « syndical » de défense des étudiants dans le service public conçu comme il a été dit plus haut, ainsi que de revendications attrape-tout, ce groupe réussit, dans des Facs où les étudiants votent très peu, à faire élire un certain nombre de représentants dans les Conseils, avec trois missions : ne jamais participer de façon constructive à un débat, voter contre ou s’abstenir systématiquement, se tenir en réserve pour servir de relais intérieur aux Conseils lors des grands mouvements. Certains des militants de la FSE sont passés maîtres à ce jeu. Leur conviction, qu’ils affirment emprunter à la tradition ouvrière, ne se dissimule pas : nous aurons ce que nous prendrons, et peu importe les moyens.

Plus classique, Sud-Etudiants, qui s’associe étroitement au précédent lors des blocages, est, comme ses homologues professionnels (en particulier Sud-Education), le bras syndical de la Ligue Communiste, trotskyste (ou de son successeur besancenoté). Son obsession est le troisième tour social : réussir dans la rue, dans l’entreprise et préférentiellement dans ce monde malléable, ce « ventre mou » qu’est une université de LLSH ce que les urnes n’ont pu et ne peuvent faire. Programme à la fois révolutionnaire dans le ton et les formules, et d’un conservatisme et d’un corporatisme rigides sur le fond. Aspect connexe : à Sud, on est préoccupé au plus haut point par la « jonction des luttes ». Le CPE reste de ce point de vue un modèle. Cette année, on a beaucoup misé sur les cheminots et les régimes spéciaux, puis, après leur « défection » qui a fortement déçu les AG, sur des lycéens dont certains ont pris l’habitude, là encore surtout depuis le CPE, de bloquer leurs établissements pour se joindre aux mouvements. Éléments prometteurs de futurs blocages…

Il faut ajouter à ces deux « syndicats », les plus actifs et les plus voyants, quelques membres de la CNT anarchiste dite « des Vignolles », pour la distinguer de sa sœur reniée, la CNT-AIT (ce groupe a son siège rue des Vignolles à Paris), désormais – nouveauté 2007 – installée dans la place, ainsi que les membres de l’UNEF appartenant au Parti communiste ou aux JCR (Jeunesses Communistes Révolutionnaires, trotskystes), et des divers « comités communistes internationalistes », trotskystes d’autres obédiences qui, quoique portant le même titre, semblent se faire concurrence. Au passage, il semble bien que l’on repère, en cette fin 2007, un net glissement de la mouvance communiste, symétrique de celui de la direction du SNESup-FSU, parfois relayée localement avec zèle, et de sections CGT, vers ce qu’on appelait naguère le « gauchisme » : dérive sans doute inhérente à la vertigineuse perte d’influence numérique de ce courant politique. On dirait, en parodiant Lénine : le gauchisme, maladie sénile du communisme.
Deux mots de l’UNEF, ou plutôt de son aile dirigeante, proche du PS, ainsi que l’a confirmé au milieu même de l’épisode le glissement en douceur de Bruno Julliard de la présidence de l’organisation étudiante à une place sur la liste de B. Delanoë aux élections municipales de Paris. L’UNEF a ostensiblement oscillé entre une position d’attente négociée au préalable avec Mme Pécresse, un ralliement ultérieur aux formes dures du mouvement et enfin un retrait d’opportunité, peut-être trop tardif pour être vraiment crédible. Dans les AG, elle était clairement sur la touche.

Sur la touche aussi, mais hélas pas complètement, les autonomes (dits les « totos » par leurs camarades), situationnistes et autres preneurs de leur pied dans le cadre de l’occupation prolongée des lieux. C’est à eux qu’il faut imputer, du moins directement, les agressions contre les urnes et les dégradations diverses des locaux (liens exacts avec la CNT-Vignolles ?).

Une place à part est à faire à la Cé, Confédération étudiante proche de la CFDT, inégalement représentée selon les Facs, qui a obtenu certaines dispositions dans la loi concernant l’orientation et l’insertion professionnelle, et, tout en restant critique, s’est déclarée hostile aux blocages. Dans certaines universités, des regroupements se sont faits autour de l’opposition à ces mêmes blocages : à l’UTM, le groupe « LibertaFac » a fédéré sur cet objectif des étudiants d’opinions diverses et joué, de fait, un rôle non négligeable au sein des dernières AG et dans le déblocage des locaux. La question reste ouverte de savoir si de telles ententes survivront à la phase dure du mouvement, par exemple jusqu’aux élections des Conseils.

Résumons : l’alliance habituelle entre la FSE et Sud, l’arrivée sur le marché de la CNT, la prégnance idéologique, néo-bolchevique, du refus de la « privatisation », réelle ou fantasmée, le souvenir de la victoire lors de la lutte contre le CPE ont entraîné un nombre significatif d’étudiants : à l’UTM, 500 d’entre eux environ paraissaient encore, à la mi-décembre, suivre les consignes dures du groupe dirigeant (« Comité de Lutte » renouvelé à chaque AG). Ce sont les méthodes de ce groupe et des AG qu’il anime et contrôle qu’il convient d’analyser maintenant.

HYPERMANIPULATION, HYPERTERRITORIALISATION

Il peut paraître inutile d’insister sur les manipulations qui accompagnent, depuis toujours dirait-on, le fonctionnement en AG bihebdomadaires couplées à la participation à des manifestations de rue. Au demeurant, qualifier un groupe dirigeant de néo-bolchevique, c’est dire qu’il s’encombre fort peu des scrupules de la « démocratie bourgeoise ». Cette fois, cependant, la manipulation a atteint un degré plus élevé, plus théorisé aussi, et elle a été plus nettement couplée que les fois précédentes, dans le cadre du blocage, à l’occupation d’un territoire.

Aspects de la manipulation

« Entre celui qui manie les signes et celui qui manie les masses, il n’y a pas de contact qui soit un acte politique »
(Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, p. 271)

Pour faire vite, on peut essayer d’en décrire ainsi les principaux traits :

- l’orchestration sans relâche du thème unique, touchant comme on l’a vu au simplisme obsessionnel, de la menace de « privatisation » ;
- l’accompagnement démagogique par une basse continue fantasmée : l’augmentation des frais d’inscription ;
- l’objectif surdimensionné de « la lutte » : l’abrogation, sinon rien, et son corollaire la déconsidération de toute analyse ou option réaliste, au sens de partant du réel pour tenter de l’améliorer ;
- les méthodes rituellement mises en œuvre au cours des AG : encadrement par le bureau de séance prédésigné, ordre du jour piloté avec soin, durée de la réunion élastique ou compressible selon les besoins du moment, textes mis aux voix, décompte des voix, avec un usage subtil et à géométrie variable du NPPV (ne prend pas part au vote)… ;
- proclamation de « souveraineté » de l’AG, plus nettement que naguère érigée en concurrente de la légitimité des institutions élues (Conseils, Présidence) ;
- enfermement quasi autiste de l’AG sur elle-même, un enfermement facilité par le système de la représentation « externe » variable, le changement perpétuel d’interlocuteurs, ce qui rend impossible toute négociation véritable ;
- une caractérisation venue de l’extérieur (par Sud, le SNESup, les « AG » de personnels) qui survalorise « la lutte » et ses buts en refusant toute évaluation des méthodes, ce qui revient à cautionner celles qui sont mises en œuvre : « les étudiants se donnent en toute autonomie leurs méthodes de lutte et leurs représentants, nous n’avons pas à interférer ». Cela peut s’appeler un encouragement à l’autisme, donc à tous les dérapages.

Théorie et pratique : de l’Athènes démocratique aux AG étudiantes

« Il peut se faire, dit Lukàcs [Geschichte und Klassenbewusztsein, 1923] que, dans un temps où l’appareil capitaliste avec ses contraintes n’était pas encore constitué, la culture ait obtenu des expressions du monde qui gardent un “charme éternel”…» (Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, p. 54)

La fin de l’année 2007 semble également avoir vu un effort plus poussé de théorisation visant à justifier les méthodes d’AG, en les opposant au système de désignation à bulletin secret d’instances élues, et, de manière plus circonstancielle, mais inquiétante, aux tentatives faites pour que les étudiants puissent se prononcer dans les urnes sur le blocage. À l’UTM, où cette tentative a été empêchée par la force, il s’est trouvé un helléniste pour apporter aux leaders des AG la caution de l’expérience de l’ecclésia athénienne, glorifiée comme exemple de « démocratie directe ». Comme ce texte a beaucoup circulé et est devenu chez certains étudiants un quasi-bréviaire, il faut dire deux mots de la question. Il est vrai que les brèves périodes de « démocratie radicale » à Athènes au Ve et au IVe siècle av. J.-C., telles qu’on peut les connaître à travers les descriptions (Constitution d’Athènes) et commentaires (Politique) d’Aristote, ont été marquées par la souveraineté de cette « assemblée générale du peuple ». On remarquera toutefois que le dèmos athénien est celui des citoyens, c’est-à-dire qu’il exclut les femmes, les hommes libres non citoyens, les métèques, les esclaves, soit une bonne majorité de la population. On mentionnera aussi le rôle régulateur joué dans le système (quant à l’ordre du jour, aux textes soumis au vote, etc) par le Conseil (la Boulè) des Cinq Cents, composé sur une base représentative, ainsi que par l’influence de quelques « stratèges » dont le plus populaire, Périclès, a été réélu sans interruption. En un mot (simpliste lui aussi), ce qui sépare l’AG athénienne de celle de nos universités, c’est (par défaut) la fermeture du corps civique et (par excès) le sens et la pratique de la responsabilité dans la durée. C’est aussi le fait que l’ecclésia a en charge officiellement la cité-État, l’AG étudiante… son propre sort, et au mieux (même si c’est en rêve) celui d’une université, celle « de résidence » : témoin le déroulement chaotique des tentatives de coordination nationale… Soulignons encore, à titre de nuance non négligeable, que la première description d’un vote, sinon à bulletin, du moins à « jeton secret » déposé dans une urne, en parallèle au vote à main levée (cheirotonia), concerne la démocratie athénienne et se trouve, sous la forme la plus détaillée, chez Aristote (Constitution d’Athènes, 68,2 – 69,1).

Un autre type d’AG, naturellement, continue à être invoqué à l’appui des méthodes mises en œuvre dans les universités. C’est l’AG ouvrière, syndicale, accompagnée de la mise en place de piquets de grève, qui a si souvent dans l’histoire contribué à la prise de conscience des intéressés et à leur engagement dans le combat social. On peut en effet, en théorie, penser qu’une telle initiative est utile, sinon indispensable au déclenchement d’un mouvement d’envergure. Jamais, disent ses promoteurs, il ne serait possible de réunir autant d’étudiants autour de la juste cause sans procéder ainsi. Le problème est que précisément, les conditions d’un mouvement dans une université ne sont pas celles du combat ouvrier. L’AG répétitive dans des locaux restés seuls ouverts au sein d’une Fac bloquée et désertée a l’effet inverse de la prise de conscience : la fuite, le désintérêt, quand ce n’est l’écœurement et souvent, pour les plus fragiles, une démobilisation par rapport aux études elles-mêmes.

Refermons la parenthèse d’histoire contemporaine et poursuivons l’analyse comparative. Le même texte d’helléniste aux vues tranchées bat sa coulpe sur la poitrine des autres. Citation : « les “consultations” à bulletin secret organisées par nous, leurs profs et souvent leurs mentors […], ne sont ni plus démocratiques que leurs votes à main levée, ni plus impartiales, ni plus légitimes. Elles sont juste des résurgences intempestives du vieux débat dix-neuviémiste… ». Deux arguments ici : « les profs » n’ont pas à interférer dans les débats de ceux qui seraient « les étudiants », encore moins à leur imposer des procédures étrangères à la « démocratie directe ». C’est l’argument SNESup Canal Historique : on a dit plus haut les conséquences de cette neutralité bienveillante. Plus grave : la référence au fantôme d’un débat qui aurait, paraît-il, occupé le XIXe siècle entre partisans de la démocratie directe (baptisés ici « démocrates ») et ceux d’une démocratie parlementaire minimaliste (assimilés à des « républicains ») saute à pieds joints par-dessus les expériences totalitaires du XXe siècle. Comme chacun sait ou devrait savoir, les remises de pouvoir à des « soviets » visant en principe au dépérissement de l’État se sont toujours achevées par la mise en place de régimes de dictature : URSS, Chine, Cuba, Corée du Nord... On oserait conseiller aux hellénistes (et aux autres) tentés par ce type de court-circuit historique de relire le grand texte, déjà cité et qui le sera encore ci-dessous, de Maurice Merleau-Ponty, intitulé Les aventures de la dialectique (Gallimard, 1955). Plus lucide à cet instant que son compagnon de lutte et de pensée Jean-Paul Sartre, cet homme qui, comme bien d’autres au lendemain de la seconde guerre mondiale, avait tant rêvé de « la Révolution » et réfléchi sur le modèle soviétique, ce philosophe engagé qui avait médité Max Weber non moins que Lénine et Trotski, finissait par conclure : « le Parlement est la seule institution connue qui garantisse le minimum d’opposition et de vérité » (p. 304).

Territorialisation

« Ce pouvoir ignore sa vérité, c’est-à-dire l’image qu’en ont ceux qui ne l’exercent pas »
(Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, p. 278)

Ici encore, le mouvement de fin 2007 s’inscrit dans une brève mais déjà constante tradition. Pour le noyau dur et ceux qui s’y agrègent, bloquer l’université signifie s’emparer d’un local (un amphi et son environnement) et l’occuper sans relâche. Préoccupation pratique, naturellement, de même que celle de bénéficier de moyens de reprographie et de diffusion, si possible aux frais de l’université. Préoccupation politique et symbolique surtout. Être maîtres, le plus longtemps possible, d’une portion du territoire universitaire, c’est se faire reconnaître de facto comme exerçant une part au moins de la fameuse « souveraineté » revendiquée par et pour les AG. De ce point de vue, la disposition de l’Arche qui préside à l’entrée du Mirail est de nature à exalter les imaginaires : des confidences d’acteurs l’ont confirmé. S’imposer à cette place, c’est se poser en concurrents des institutions légales et légitimes – intention rituellement confirmée par les tentatives d’invasion du Conseil d’Administration légalement élu. Pour asseoir cette position, il faut créer un espace protégé de toute intervention, où l’on se réunit pour soi, entre soi, et que des « comités de lutte » occupent jour et nuit, en permanence. D’où, il faut y revenir malgré les dénégations, la nécessité absolue d’un blocage qui désertifie les campus. Par rapport aux premiers essais de ce type de mouvement, il y a plus de dix ans, la généralisation du téléphone portable représente un outil de « progrès » remarquable.

L’association étroite entre manipulation et territorialisation ressort avec clarté des phénomènes qui se produisent en fin de mouvement. Ainsi, à l’UTM, une semaine après un vote d’AG qui avait appelé à la fin du blocage, et à quelques jours des vacances de fin d’année, une AG a « voté », dans des conditions qu’il vaut mieux ne pas approfondir, une remise en place des « piquets »… pour faciliter un défilé prévu en ville, au demeurant squelettique. Pas d’autre raison concevable à cette aberration que le désir de conserver le plus longtemps possible le contrôle des lieux.

Il reste à comprendre comment de telles manœuvres, effectuées au profit d’idéologies qu’on pouvait croire rangées aux placards de l’histoire, parviennent encore à séduire régulièrement un nombre non négligeable d’étudiants. Les séduire, ou du moins ne pas les révulser, au point qu’ils supportent sans restriction mentale apparente de telles logorrhées et apportent pendant des semaines leur soutien à ceux qui les proclament. Pour ceux d’entre nous qui s’inquiètent du présent et de l’avenir des universités de Lettres, Langues et Sciences Humaines, cette question est certainement la plus importante, à la fois parce qu’elle touche une minorité significative de nos étudiants et qu’elle détermine la possibilité, voire la probabilité que de tels mouvements s’installent de manière endémique dans le paysage. Ce n’est pas non plus la question à laquelle il soit le plus facile d’apporter une réponse.

HYPERFRUSTRATION ?

« Il y a un esprit révolutionnaire qui n’est qu’une manière de déguiser des états d’âme »
(Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, p. 10)

L’interrogation qui achève ce sous-titre trahit une part d’hypothèse. Celle-ci affecte assurément la tentative d’explication parcellaire et confuse qu’on est contraint d’exposer à ce stade. Une étude systématique, fondée sur des enquêtes et des statistiques précises, permettrait seule d’aller plus loin. Mais est-elle vraiment possible ? Il faut en tout cas dépasser l’explication quasi hormonale, qui comporte sans aucun doute une part de vérité, par le besoin de contestation virulente et transgressive qui s’empare périodiquement de la jeunesse.

Il y a d’abord un climat d’inquiétude très répandu, le noir esprit du temps qui, dans la France d’aujourd’hui, tourne les esprits vers le pessimisme et la méfiance généralisée. Non sans ambiguïté quand il s’agit d’un « public » jeune pour lequel la difficulté devant l’emploi, ou la perspective d’un emploi déclassé, représente à la fois une hantise personnelle et collective, mais également une issue éventuelle face au risque d’une entrée jugée contraignante dans la « vie active ». Par ailleurs, l’aspiration massive – attestée par plusieurs sondages – à une insertion professionnelle dans la fonction publique s’accorde avec un souci de stabilité dans l’emploi en même temps qu’elle alimente une préférence « idéologique ». Inversement, tel des leaders du mouvement toulousain, pourfendeur acharné de la « professionnalisation » de l’université, est inscrit en… Master pro. Recherche qu’on prévoit infructueuse d’un travail permanent, ou recul indéfini devant cette perspective ? La dénonciation s’exprime parfois sous une forme d’autant plus vive qu’elle pourrait bien masquer une secrète aspiration. Première frustration.

La deuxième frustration est sans doute celle de certains étudiants, entrés sans sélection ni orientation à l’université, qui attendaient trop de celle-ci. Souvent en échec au bout de quelques mois (et que cet échec s’explique par leur inadaptation au cadre universitaire ou par l’inadaptation de celui-ci à leur condition : la réalité comporte toujours, à dose variable, une part de ces deux éléments), certains d’entre eux n’ont rien à perdre à… perdre dans un mouvement de longue durée une année déjà perdue. Paradoxalement, ils se retrouvent, de l’autre côté de la barrière qu’ils ont eux-mêmes érigée, dans une situation analogue à celle de leurs camarades en difficulté, eux aussi, pour des raisons socioculturelles, mais qui auraient souhaité continuer à tenter leur chance. Les plus obstinés persévéreront dans leur rude parcours, quand les autres auront déjà abandonné.

D’autres étudiants « mouvementistes », cependant, poursuivent et poursuivront sans doute des études satisfaisantes. Ceux-là expliquent tranquillement que les autres, les étudiants qui ont fui la Fac, ceux en qui ils refusent de voir des victimes des événements, n’ont (n’avaient) qu’à faire comme eux : passer leur temps libre à lire et à se cultiver (témoignages authentiques et recoupés). Il y a là une forme d’inconscience bourgeoise qui va de pair, on l’a dit, avec la conviction « radicale » qu’un mouvement de cette ampleur et de cette ambition ne peut que faire des dégâts collatéraux.

Le paradoxe ne s’arrête pas là. Que pense-t-on réellement d’une Fac dont on réclame toujours plus l’ouverture alors qu’on dénonce son inutilité ? D’une Fac dont on met en cause la dérive « professionnalisante » au moment où l’on souhaite qu’elle participe à la lutte contre le chômage. D’une Fac à laquelle on réclame d’être « critique » alors qu’on pourfend des profs jugés conformistes… D’une Fac que l’on contribue à abaisser par les méthodes déjà décrites, un abaissement redoublé par l’organisation de contre-cours d’allure parodique, mis sur pied avec le soutien d’enseignants bienveillants, heureusement très rares. A Toulouse, ce barnum parodique a pris le nom significatif de « Fack off ». De façon plus large, la présentation des profs comme des adversaires, voire des adversaires « de classe », est un phénomène, certes très minoritaire, qui s’accentue à chaque mouvement. Et la contradiction subsiste entre une université vouée aux gémonies, que l’on s’accorde à décrire comme peu accueillante et inadaptée aux aspirations étudiantes, mais où la logique du mouvement conduit à s’incruster comme chez une alma mater.

Pour un certain nombre d’étudiants, l’esprit de revanche nourri par ces sentiments confus de frustration a pris également, depuis les élections présidentielles, un tour proprement politique. Avoué ou non, on peut parler ici d’un « effet Sarkozy » à l’envers, et sans doute décrypter, parmi les raisons de l’hostilité au « bulletin secret », une volonté de revanche sur les urnes. L’aggravation actuelle de la situation matérielle et le sentiment croissant de déconsidération des « classes moyennes » dont sont issus bon nombre d’étudiants fournit un fondement concret à ce type de réaction.

* * *
Que faire ? Il n’existe pas de réponse simple à la question de Lénine. Il faut d’abord éliminer certaines éventualités comme certaines options. A vue humaine, aucun gouvernement ne reviendra sur l’ouverture des universités à tout titulaire du baccalauréat. Il faut donc assumer les conséquences de cette donnée de fait. De leur côté, les groupes politiques qui pilotent de tels mouvements n’ont aucune raison d’y renoncer tant qu’ils penseront y trouver un profit politique. Et il n’est au pouvoir des universitaires, du Président à l’enseignant « de base », de changer ni le Président de la République ni le climat général qui prévaut actuellement dans le pays, c’est-à-dire deux des facteurs qui expliquent la réussite relative de ce type d’actions. Par ailleurs, si les sanctions contre les dégradations ou certains (rares) comportements physiquement agressifs doivent être mises en œuvre sans faiblesse, il serait illusoire d’en appeler à la simple répression. Les remèdes de fond ne peuvent qu’être locaux, pacifiques, constructifs, et ils tiennent à des mesures plus faciles à énumérer qu’à mettre en œuvre, même si plusieurs universités se sont déjà engagées dans cette voie :

- faire en sorte qu’existe une « vie de campus » (intellectuelle, conviviale, culturelle, sportive) qui attache davantage un nombre significatif d’étudiants à un cadre de travail qui leur apparaîtra plus épanouissant ; cette intégration pourrait leur donner plus de force dans le refus des blocages imposés ;
- assurer un meilleur suivi des étudiants en termes d’accueil, d’écoute, de pédagogie, de rattrapage des carences constatées, en particulier dans l’expression écrite et orale ; en prendre les moyens en termes d’enseignants référents, de programmes, d’adaptation du cycle des études à la diversité des cas particuliers ;
- donner toutes ses chances à l’orientation au long du cursus et à l’aide à l’insertion professionnelle ; faire qu’aucun étudiant, même en situation d’échec, ne puisse quitter l’université sans l’attestation d’avoir acquis des compétences qui lui soient utiles pour la suite ;
- permettre, parallèlement, que se fassent jour chez les étudiants comme au sein des personnels des universités un intérêt concret pour la condition étudiante et une réflexion sur les moyens d’y remédier : en somme, moins de « mouvementisme », plus de « syndicalisme » ;
- favoriser dans le cadre de l’université la discussion la plus ouverte possible sur tous les thèmes qu’ont fait apparaître les mouvements des dernières années, de la vie de tous les jours de l’étudiant aux conceptions qu’on peut se faire d’une démocratie véritable ;
- du côté des personnels, faire fructifier, à côté de l’indispensable vie syndicale démocratique, légale (c’est-à-dire à la fois reconnue par la loi et respectueuse de celle-ci) et pluraliste, les échanges et la solidarité manifestés par la création de groupes comme, à Toulouse 2, Université et Démocratie ; à quelque chose malheur est bon, ce genre de contacts n’aurait sans doute jamais eu lieu sans l’épreuve qu’il a fallu traverser.

Jean-Marie Pailler (Histoire)


ANNEXE
Quelques remarques sur démocratie et « mouvement social »

(Daniel Mothé, Esprit, juillet 2006, p. 35-53))

L’an dernier, Daniel Mothé, porteur d’une longue expérience syndicale chez Renault, sociologue et observateur reconnu du mouvement social, a publié un article très suggestif sur «La grande démocratie et la petite démocratie ». Partant des insatisfactions qu’engendre le fonctionnement des démocraties parlementaires classiques, il confrontecelui-ci à deux propositions alternatives : d’une part, la « petite démocratie », celle du local et du quotidien, en laquelle il voit un complément et un contrepoids à développer, d’autre part, la « démocratie directe » telle qu’elle est prônée et pratiquée au sein des « mouvements sociaux ». On trouvera ci-dessous quelques passages de l’analyse éclairante (p. 38-44) consacrée à ce dernier aspect. Dans la mesure où les promoteurs des mouvements qu’on vient d’analyser se réclament de ces pratiques et de cet esprit, il conviendrait d’opérer ci-dessous la transposition dans le langage des AG étudiantes du vocabulaire concernant les manifestations de rue, etc. On s’est limité à quelques interventions en ce sens dans les extraits du texte de Daniel Mothé (en gras et entre crochets).
Cette critique des formules du « mouvement social » n’est nullement conservatrice. Elle laisse intact, chez D. Mothé comme sans doute chez beaucoup d’entre nous, le souci de renforcer et d’améliorer les pratiques de la démocratie, à l’université comme ailleurs De ce point de vue, les remarques de l’auteur sur la « petite démocratie », qu’il était impossible de reproduire ici, méritent également d’être considérées.

« Pour les défenseurs du mouvement social, le déficit de citoyenneté des individus se manifestant par un fort taux d’abstention au suffrage universel serait une réaction saine et légitime devant une offre politique qui ne serait pas à la hauteur de leurs attentes et de leurs désirs : médiocrité du personnel politique, manquement à ses promesses, uniformisation des programmes. Cette interprétation les conduit à développer d’autres modes d’intervention des citoyens, en prônant des manifestations de rue et des journées d’action [ajouter les AG dans les universités]. Ce qui peut paraître paradoxal puisque, à une manifestation de désintérêt pour la politique, ils répondent par une offre de civisme supplémentaire. […]

Il nous semble un peu trop simple de prétendre que les individus désireraient s’investir davantage en politique, à savoir voter plus souvent et consacrer davantage de temps aux débats […] Le désir d’intervenir directement sur les événements politiques ou sociaux se limitent à ceux organisés dans des associations, des partis, des syndicats. Des collectifs que l’on appelle mouvements viennent s’y joindre de manière ponctuelle et agrègent d’autres personnes concernées par les thématiques : catégories socio-professionnelles, groupes ethniques, groupes locaux, personnalités réclamant des droits supplémentaires, etc. En réalité, le « mouvement social » est constitué d’un noyau dur de personnes organisées qui mobilisent des mécontents vers des objectifs politiques. Pendant cette période mobilisatrice, les organisateurs offrent la possibilité aux catégories qu’ils défendent de s’exprimer dans des assemblées et des forums. Mais, dans de tels regroupements, les citoyens ordinaires témoignent surtout de leur cas personnel et ne sont encouragés à le faire que si leur témoignage s’inscrit dans le canevas des objectifs politiques du mouvement préorganisé. On peut dire que ce mouvement offre une tribune aux mécontentements ordinaires leur permettant de débattre publiquement avec d’autres mécontents mais rarement avec les acteurs responsables de leurs mécontentements [cf. plus haut sur « l’autisme »]. En cela, le mouvement social ouvre des espaces délibératifs à un plus grand nombre de personnes qui sont préalablement d’accord entre elles.

Pour faire participer le plus grand nombre de personnes aux délibérations, il n’est pas seulement nécessaire de trouver des espaces institutionnels dans lesquels les personnes puissent participer. Encore faut-il aussi qu’ils le désirent au point d’y sacrifier une partie de leur temps libre [ou de leurs études…] […] Il est incontestable que le sacrifice consistant à marcher [ou à s’enfermer en AG] pendant une après-midi est plus grand que celui de déposer un bulletin dans une urne. Mais les justifications morales de cette forme de mobilisation et d’action sur la politique représentative ne doivent pas se limiter à la défense de la forme d’expression. Elles doivent aussi apparaître dans l’argumentaire, dans le contenu de l’action. L’âpreté et la passion des orateurs dans un débat ne leur donnent aucune légitimité supplémentaire : elles se trouvent en effet tout aussi bien chez les fascistes que chez les démocrates convaincus.[…] La parole est représentative de la catégorie défendue par l’orateur mais elle ne dit rien sur le nombre de personnes de cette catégorie qui partagent l’opinion formulée. […]

Les manifestations du mouvement social ont un avantage démocratique : elles traitent la politique dans son actualité, en situation, tandis que le suffrage universel la traite par intermittence. On peut considérer que l’actualité doit prévaloir sur le suffrage. Mais la mobilisation sociale présente un déficit sur le suffrage universel : c’est son incapacité à prouver la représentativité des personnes défilant dans la rue [ou squattant un amphi ;-)]. Seul le recueil de pétitions peut être une technique légitime sur ce point. […] Un surplus de démocratie peut être envisagé à partir de la multiplication des espaces publics où des petits groupes délibéreraient mais à condition que, dans cet espace, toutes les opinions aient les mêmes garanties d’expression. L’espace délibératif du mouvement social sous forme de forum s’institue toujours en aval d’une autre délibération décisionnelle prise en amont par les leaders. Cette « démocratie directe » ne s’instaure que dans le cadre idéologique fixé par des élites militantes. Elle lui est même parfois totalement subordonnée. […] Or, dans cette logique du rapport de force, les opposants, noyés sous le nombre des convaincus, ne s’expriment que rarement. Il leur faudrait un courage énorme pour affronter les acteurs qui, à partir d’une forte détermination, ont choisi la manifestation [et l’AG] pour s’exprimer. Les débats dans de tels rassemblements sont des débats de convaincus qui se déroulent sur un autre registre que l’argumentaire du contenu. On assiste alors souvent à des logiques de concurrence de légitimation des stratégies portant sur des surenchères de vertu entre les protagonistes. […]

On doit s’étonner du fait que tout ce qui rassemble le mouvement social est célébré comme une grande liturgie et évite de prendre en compte les résultats obtenus. Les échecs successifs sur les retraites, sur l’enseignement, sur le service public des transports, sont salués comme des signes de maturité démocratique du mouvement social comme si les Français se mettaient à célébrer toutes les défaites militaires qu’ils ont subies au cours des siècles pour marquer leur génie national. Peu importent les résultats : l’important est que chaque manifestant ait apporté son offrande en sacrifice, pour certains, des pertes de salaires, pour d’autres, des pertes de RTT, sacrifice d’heures de divertissement pour le grand nombre. Cette sorte de potlatch anti-utilitaire, s’il ne prend pas en compte le critère de réussite ou d’échec des revendications, a toutes chances de décourager les participants. Le rapport de force qui conduit à la martyrologie risque d’éroder rapidement son audience. […]

Les individus vivent plutôt en paix entre eux, ce qui a comme contrepartie leur résistance à des démonstrations trop guerrières du mouvement social. La chose est bien présente dans l’esprit des organisateurs de ces manifestations, qui, pour attirer les foules, laissent une place importante aux démonstrations pacifiques, ludiques, à l’humour et à la dérision. Le conflit est obligé de prendre des allures d’opérette pour séduire les foules. Même si on échoue, on a l’assurance de s’être bien amusé… » [Fack off !]

Sur la légitimité des AG étudiantes

Une idée est revenue avec insistance dans les prises de position autour du mouvement étudiant de novembre 2007 à l’UTM et dans d’autres universités : celle de la légitimité des AG organisées par les comités de lutte et des décisions qu’elles prennent. Les étudiants favorables au mouvement sont bien entendu attachés à cette qualification et, conscients aussi du caractère très minoritaire de la participation aux AG (qui dans les meilleurs des cas réunissent moins d’1/10ème des inscrits à l’Université), ils répondent que cette faible représentativité est de la responsabilité des « abstentionnistes ». En ne participant pas, ils sont les seuls responsables, par défaut, des manquements à la démocratie qu’ils dénoncent parfois eux-mêmes en invoquant le caractère très minoritaire des majorités qui se dégagent en assemblée. D’où l’argument standard du comité de lutte : « Si vous n’êtes pas satisfaits des décisions qui se prennent, venez faire entendre votre voix et peser par votre vote sur les décisions qui seront prises. Car ces assemblées sont ouvertes à tous et nous respectons strictement la loi de la majorité dans les votes que nous organisons. » A ce dernier argument, on répond généralement en invoquant le caractère peu démocratique des débats, le coût pour les opposants d’une prise de parole publique etc. Mais cela n’invalide en rien le principe de la légitimité des AG et des décisions qu’elles prennent.
De leur côté, les organisations syndicales et même la direction de l’université cautionnent, explicitement ou implicitement, les comités de lutte en les reconnaissant comme des interlocuteurs à part entière. Elles ne contestent pas le principe la légitimité des décisions prises en AG, sinon avec les arguments que l’on vient de mentionner. Elles ne contestent pas non plus la légitimité de la formule « comité de luttes » en tant qu’expression d’un mouvement collectif : attitude, on va le voir, tout à fait juste. Mais elles semblent aussi admettre, ou reconnaissent explicitement, la légitimité des AG à représenter l’ensemble des étudiants, tout en déplorant parfois qu’elles ne soient pas représentatives (toujours cette responsabilité des abstentionnistes qui n’ont à s’en prendre qu’à eux-mêmes s’ils ne sont pas contents !).
Or tout cela ne touche pas à l’essentiel. Qu’appelle-t-on ici « légitimité » ? A quelles conditions une réalité (institution, décision) peut-elle être qualifié en ces termes ? C’est sur ces questions que le flou est total, et que les débats tels qu’ils sont posés d’ordinaire sont sans issue.

Le droit d’association, la liberté d’exprimer ses opinions politiques ou syndicales publiquement sont à l’origine de collectifs de lutte dont l’existence est admise par la législation de tout pays démocratique. En ce sens, la constitution d’un Comité de luttes étudiant est parfaitement légale (en France) et également légitime si l’on prend pour étalon, par exemple, la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. On notera cependant qu’un groupement de ce type a un statut distinct de celui de la plupart des collectifs militants dans la mesure où il n’a pas de consistance institutionnelle : il n’obéit à aucune règle administrative susceptible de lui donner une personnalité juridique (à la différence, par exemple, d’une association selon la loi de 1901 qui doit déclarer à la Préfecture un statut et un bureau), il ne comporte pas un liste explicite d’affiliés. Cela ne l’empêche pas de se doter de façon autonome de règles de fonctionnement, de désigner des porte-parole, de prendre des décisions, d’appeler à des actions militantes etc. Du point de vue de son activité, il a donc beaucoup de ressemblances avec la section locale d’un parti politique ou d’un syndicat.

Dans la mesure où il est autonome et indépendant de tout cadre institutionnel plus large, un mouvement de ce type a toute latitude pour décider du mode de prise de décisions qu’il jugera convenable – le plus souvent le vote majoritaire en AG. On peut donc sans abus de langage affirmer qu’il est souverain, ou qu’il affirme la souveraineté de l’instance à laquelle il reconnaît le droit de prendre des décisions en rapport avec ses finalités. En l’occurrence : des objectifs de lutte et des moyens d’action. Une université ou n’importe quel autre espace social (une ville, un quartier, une entreprise) peuvent ainsi voir se développer un nombre indéfini de collectifs qui s’engagent dans des actions relatives à des problèmes communs : défense de l’environnement, amélioration de l’habitat, mobilisation contre un projet de loi etc. Mais cela ne donne en aucun cas à un collectif de ce genre le droit de se présenter comme la voix exclusive du groupe social qui lui a donné naissance : par exemple, une ville possède en général plusieurs sections locales de partis politiques, et chacune d’entre elles parle en son nom propre, et non à celui de l’ensemble de la population.
C’est sur ce point que les mouvements étudiants se distinguent des collectifs, formels ou informels, qui viennent d’être évoqués : ils prétendent en effet être le comité de lutte de l’Université et revendiquent, en fait ou en droit, de pouvoir parler et prendre des décisions en tant qu’émanation de la collectivité étudiante dans son entier. C’est précisément cette prétention qui les autorise à se reconnaître légitimes, ou encore à prétendre légitimes les décisions prises à la majorité dans les AG.
En fait, cette prétention est exorbitante. Il suffit pour s’en convaincre d’imaginer qu’une université donne naissance non pas à un, mais à deux comités de lutte. Lequel pourra prétendre être la voix de tous les étudiants ? Lequel pourra être dit légitime ? La réponse est simple : aucun des deux. Cela est aussi vrai lorsqu’il n’en existe qu’un seul. On se convainc d’une autre manière de la vacuité d’une telle prétention lorsqu’un mouvement ne réunit que quelques dizaines d’étudiants sur les quelque 20 000 que compte l’Université : très clairement, dans ce cas, il ne représente que lui-même. Et cela, les membres des mouvements le savent très bien. Mais en quoi le nombre change-t-il quelque chose ? Ma réponse est que, 1) d’un point de vue logique, il ne change rien ; 2) que la pratique des comités conduit elle aussi à cette conclusion.
En effet, à supposer même qu’une AG ait réuni la majorité des inscrits d’une université, les décisions qu’elle peut prendre ne seront jamais que l’émanation de ce collectif, distinct par construction de l’entité institutionnellement qualifiable « ensemble des étudiants inscrits à l’Université » qui peut quant à elle, en revanche, devenir un acteur effectif à l’occasion par exemple d’un scrutin décidé par l’administration. Le nombre des étudiants mobilisés ne change donc rien au statut de l’entité à laquelle ils s’en remettent pour prendre des décisions collectives. De plus, les invitations aux AG n’ont de sens que par rapport aux membres du mouvement. Y participer signifie donc qu’on le rejoint et que l’on est prêt, en son sein, à débattre d’objectifs et de moyens d’action : cette adhésion de fait ne peut légitimement être demandée à quiconque. Mais ce point est occulté par le fait que les AG se prétendent celles « des étudiants » et non « du mouvement », et vont en même temps jusqu’à se féliciter de l’ampleur de la « mobilisation » en faveur du mouvement dans les cas où le nombre élevé des présents tient à la mobilisation de ceux qui s’opposent à lui ou à ses moyens d’action.
La conclusion est la même si l’on regarde la pratique : une AG évidemment minoritaire ne revendique pas moins la légitimité des décisions qu’elle prend au nom de tous. Le nombre des mobilisés est donc, dans les faits, indifférent. Imaginons cependant que, comme le prétendent ceux qui appellent les abstentionnistes à s’exprimer, une décision soit prise qui contredise l’orientation suivie jusque là – par exemple un vote majoritaire en faveur du déblocage de l’université. La logique même du fonctionnement des AG fait que cette décision peut être remise en cause le lendemain. Si le vote portait sur un déblocage définitif, peu importe : l’AG étant souveraine dans son choix des procédures de légitimation des décisions, elle pourra toujours arguer que, la veille, les conditions d’un vote libre n’étaient pas réunies. Ou bien un nouveau collectif autoproclamé pourra voter la reprise du blocage et œuvrer à le rendre effectif. L’invitation à la mobilisation des opposants abstentionnistes suppose donc, de fait qu’ils se consacrent à temps plein pendant une durée indéfinie au jeu des AG, ce qui est impossible à la plupart. Et cette impossibilité concernant aussi bien une large part des partisans du mouvement, on comprend que les AG soient toujours relativement peu fréquentées. Mais cela n’a aucune importance aux yeux du mouvement, pour les raisons que l’on a dites.

La question de la représentativité et de la légitimité d’une AG peut aussi être abordée sous un autre angle. En tant qu’instance décisionnelle d’un comité de luttes, elle a comme on l’a vu toute latitude pour décider des objectifs et des moyens de son action par rapport à ce qui motive son existence : en l’occurrence, s’opposer à une loi. Ses compétences s’arrêtent là. Elle n’a donc par principe aucune légitimité lorsqu’elle intervient dans d’autres domaines concernant le collectif dont elle émane, à savoir les étudiants inscrits. Elle ne peut non plus en aucune façon revendiquer le statut d’instance représentative apte à intervenir es qualité dans une négociation, sauf si elle admet au préalable qu’elle ne représente qu’elle-même. Tel est le cas du comité Liberta-Fac, qui serait aussi (peu) fondé à se réclamer d’une « légitimité » équivalente à celle revendiquée par les AG. En conséquence, les décisions d’une AG ne peuvent en aucune façon être légitimement imposées à l’institution chargée quant à elle, précisément, de prendre des décisions concernant la communauté tout entière. Il y a du reste un décalage total quant aux sphères d’intervention : le comité de lutte décide souverainement de ce qui touche à son action revendicative, l’université prend des décisions tout aussi souveraines en rapport avec ses finalités et ses moyens d’institution. Mais ces décisions sont prises dans un cadre légal. : une décision d’action quelconque ne peut prétendre à la légitimité, en contexte démocratique, si elle est illégale. Et cela est aussi valable pour les universités – qui respectent ce principe – que pour le mouvement étudiant, qui souvent ne le respecte pas.

Certains objectent encore aux arguments développés jusqu’ici que, minoritaires dans les faits, les AG sont au moins générales par destination : elles s’adressent à tout le monde et cela suffit à le doter d’une représentativité potentielle. Donc, encore une fois, seuls les abstentionnistes sont responsables, c’est de leur fait si les majorités restent minoritaires. Appeler à la participation de tous suffit à fonder la légitimité à la fois de l’instance qui convoque et des résultats des votes. Or cet argument est insoutenable. Imaginons un comité quelconque qui, dans une commune, appelle toute la population à une réunion. Le collectif ainsi réuni prendra, à la majorité s’il le souhaite, toutes les décisions qu’il voudra. Mais pourra-t-il prétendre légitimement parler au nom de tous pour cela seul qu’il a invité tout le monde ? L’absurdité est manifeste : n’importe quel collectif ayant appelé toute la population à s’exprimer pourrait aussi bien, en prétendant parler au nom de tous, contredire les décisions d’autres collectifs de même nature. Où serait alors l’expression légitime de la collectivité dans son entier ? Elle fonderait simultanément le pour et le contre, ce qui revient à ne rien exprimer du tout. En revanche, tout redevient clair si chaque groupe ne prétend représenter que lui-même.

D’où viennent alors les confusions ? Elles ont pour base objective une situation dans laquelle le comité de lutte adopte des moyens d’action qui concernent toute la communauté universitaire et remettent en cause son fonctionnement : en l’occurrence, le blocage. Dans ce cas, en effet, une décision concernant l’action revendicative est inséparable d’une autre décision de fait touchant à l’activité de l’Université : c’est le comité de lutte, et non l’autorité légale, qui décide l’interruption des enseignements. Ce type de situation existe aussi dans les entreprises, où les grèves et débrayages vont aussi contre leur fonctionnement normal. Voir ce qui se passe dans ce cas permet de mesurer, par contraste, ce qu’il en est à l’université : 1) le droit de grève est reconnu, mais encadré juridiquement – dépôt d’un préavis, retenue salariale individualisée ; 2) le recours à des piquets de grève interdisant aux non- grévistes de se rendre à leur travail est sanctionné par la loi ; 3) en règle générale, les mouvements sont organisés par les syndicats, qui sont du même coup responsables, dans des limites explicitement définies, du tour que prennent les choses.
Rien de tel n’existe dans les situations de blocage : le délit d’obstacle à la liberté du travail n’est jamais pénalisé ; le préjudice subi par les grévistes (l’absence d’enseignement étant un équivalent de la perte de salaire) n’est pas individuel, mais collectif ; enfin, personne n’est responsable de rien, sauf délits supplémentaires considérés comme extérieurs à la logique politique du mouvement – dégradation de matériel, menaces de mort exprimées publiquement et tout autre exaction simplement crapuleuse envisageable.
Le paradoxe est donc qu’une action illégale – le blocage – est à l’origine du changement d’échelle du mouvement qui implique désormais non seulement les seuls étudiants engagés, mais aussi tous les autres et tous les personnels. La non activité de l’institution, même contrainte, prend la forme extérieure d’une grève générale. Les animateurs du mouvement en profitent pour parler au nom de tous et, aussi longtemps qu’ils sont en mesure de perturber ou d’interdire la plus grande partie de l’activité de l’université, ils sont des interlocuteurs cruciaux. Mais il s’agit d’un pur rapport de force, qui se situe hors du droit légal autant que de toute ressource de légitimité. Nulle prétention à la légitimité ne peut en effet être reconnue à l’action d’un particulier (individuel ou collectif) qui porte directement préjudice à autrui (perte des cours) et le prive d’une liberté légalement reconnue (celle de suivre des enseignements). Et il ne s’agit pas seulement, ici, d’un préjudice relevant de la non fourniture d’un service, comme dans le cas d’une grève des transports en commun, où les usagers disposent de solutions alternatives. Si nous croyons encore qu’il faut des professeurs et des enseignements dans les universités, nous devons considérer que les étudiants perdent un service sans équivalent direct (ce raisonnement ne valant que lorsque le blocage s’éternise : nul n’aurait la prétention de dire que chacun de ses cours est irremplaçable). Cette idée est du reste admise par le mouvement étudiant lui-même puisqu’il a demandé que l’évaluation du premier semestre porte seulement sur la partie du programme qui a été traitée en « présentiel ». Ajoutons encore qu’un préjudice considérable est subi par l’université en termes d’image, de réputation et de motivation des personnels et des étudiants.

On ne saurait donc s’indigner, comme l’ont fait certains syndicats, de ce que la direction de l’université, en lançant une consultation des étudiants parfaitement légale dans sa forme, ait commis la faute de ne pas reconnaître la légitimité des AG : cette légitimité n’existe pas. La seule instance légitime pour organiser un vote ayant une valeur dans la logique de la démocratie est l’université, en tant qu’institution, et non cette « université bis » dont on conforte le mirage en lui reconnaissant un pouvoir décisionnel sur une question, le blocage, dont les conséquences excèdent son domaine propre de compétence. La chose est encore plus grave lorsqu’au nom des « principes de la démocratie réelle », on propose le boycott de la consultation et que l’on reconnaît la juste colère d’un comité de lutte qui a fait savoir publiquement son intention d’empêcher le vote sans préciser les moyens de cette intervention – forcément violents dès lors qu’ils impliquaient la contrainte physique et non un simple appel au boycott.

Quels sont, dès lors, les principes à défendre et les modes d’action envisageables pour éviter ces situations préjudiciables à tous ? Comment concilier dans l’espace d’une université une action revendicative, que beaucoup jugent positivement quant à ses objectifs, avec des moyens eux aussi susceptibles de réunir un large consensus ? La réflexion sur ces questions, engagée depuis novembre 2007 par le collectif « Université et Démocratie », débouche aujourd’hui sur une « Charte pour une nouvelle citoyenneté universitaire » qui sera soumise à tous les acteurs de l’université. Le texte que l’on vient de lire, écrit pour l’essentiel fin 2007 et d’abord diffusé au sein du collectif, se veut à présent une contribution aux débats que la Charte ne manquera pas de susciter.

Jean-Pierre Albert
EHESS, LISST-Centre d’anthropologie sociale.

De la démocratie directe à l’Université de Toulouse Le Mirail :

Réponse à Charalampos Orfanos, Maître de Conférences dans le Département de langues et littératures anciennes, Université de Toulouse II – Le Mirail, qui, soutenant les blocages répétés de cette université, pense que « Les ‘consultations’ à bulletin secret organisées par nous, [les] aînés [des étudiants], leurs profs et souvent leurs mentors, sans débat préalable, avec la consigne implicite et parfois explicite de voter contre le blocage, ne sont ni plus démocratiques que leurs votes à main levée, ni plus impartiales, ni plus légitimes. Elles sont juste des résurgences intempestives du vieux débat dix-neuvièmiste [...] Indépendamment des circonstances actuelles, il [lui] paraît donc urgent d’affirmer la légitimité des Assemblées générales des étudiants et de protéger cet espace de démocratie de la destruction programmée par le pouvoir dont certains de [ses] collègues se font les avocats. » (Citation de Université et démocratie : sauvons les AG ! de Charalampos ORFANOS, à l’adresse suivante :
http://www.auboutduweb.com/poolp/index.php?tag/AG%20%C3%A9tudiantes)

REPONSE

On savait depuis longtemps que l’Université du Mirail devenait tous les deux ans une zone de non droit mais désormais vient s’ajouter une théorisation de la « démocratie directe » avec comme modèle les AG étudiantes (certes pas parfaites mais à tout prendre le meilleur système en ce pauvre monde et plus en accord avec l’origine de la démocratie dans la Grèce antique !). Les votes à bulletin secret par des étudiants ou des membres du personnel sur des questions non validées par les AG en question et par des gens qui finalement ne comprennent pas les enjeux ne seraient que tromperie, simulacre de véritable démocratie ou émanation de la société capitaliste bourgeoise du XIXème siècle. Évoquer avec mépris des « résurgences dix-neuvièmistes », c’est bonnement faire l’impasse sur les terrifiantes expériences totalitaires du siècle suivant : le vingtième.
En lisant de tels discours, en effet, on comprend mieux certaines pratiques historiques. Les Thèses d’avril de Lénine en 1917 ne laissaient aucun doute sur son hostilité inconditionnelle à la république parlementaire. On en connait les résultats. On se souvient aussi, car c’est plus près dans le temps, de la révolution culturelle de ce Grand Timonier qu’était Mao Zedong. L’anarchie permanente créée par des groupes d’une violence extrême se proclamant la conscience du peuple entre 1966 et 1976 a eu raison des « petites libertés » qui restaient en Chine après 17 ans d’échec d’une politique fondée sur la grande tradition de Lénine et Staline. On n’oubliera pas non plus l’expérience castriste. En 1958, Castro marche sur la Havane et y entre le 8 janvier 1959 ayant libéré Cuba de la dictature de Batista. Les premières mesures ne se sont pas fait attendre. Exécutions sommaires par des jurys populaires et annulation en février des élections libres autrefois promises dans un délai de dix-huit mois après le renversement de Batista. La liste pourrait s’allonger et le nombre de victimes être documenté. On observe un invariant : la stratégie de la démocratie directe qui devait amener un « dépérissement de l’Etat » débouche sur un renforcement policier de ce dernier. Par ailleurs, si la notion d’élection libre n’a pas de sens alors pourquoi être révulsé, comme on doit l’être (et comme le sont apparemment les partisans de la démocratie directe), par le putsch militaire du Général fasciste Franco qui a fini par renverser le gouvernement populaire républicain élu à bulletin secret en 1936 en Espagne ? Pourquoi, être choqué, comme on doit l’être, par le renversement du gouvernement pareillement élu d’Allende au Chili en 1973 et par la dictature du General Augusto Pinochet qui s’en est suivie ?
On m’objectera qu’on connaît la rengaine. Il y a cependant un enjeu de taille. Peut-on, dans un pays comme la France, croire qu’on va pouvoir répondre aux idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité sur lesquels se retrouvent de nombreux acteurs des discussions en cours en bloquant l’accès à l’Université sur la base d’AG permanentes qui s’autoproclament propriétaires de l’Université et de ses locaux ? Croit-on que ces AG ont plus de légitimité que le Président élu ou des conseils eux-mêmes élus au bulletin secret ? Que faire de la voix de tous les membres (enseignants, techniciens, administratifs, ingénieurs, etc.) de l’Université qui, quelle que soit leur opinion sur la loi, sont résolument opposés au blocage régulier du Mirail et aux dégradations coûteuses qu’elles entraînent de façon régulière? Mettre un préalable – qu’il faut d’abord se prononcer sur la loi dans des AG ou même par vote à bulletin secret – est circulaire et n’est qu’un autre exemple de procédure dictatoriale. Il n’y a pas deux personnes qui s’accordent sur toutes les lois ou tous les règlements en vigueur dans un pays ou une communauté comme la nôtre. Fort heureusement, nous ne cassons pas notre outil de travail chaque fois que nous sommes en désaccord. Les questions fondamentales de l’éducation et de la recherche ne font jamais l’unanimité. Je suis personnellement pour un maintien des grands organismes de recherche (CNRS, INSERM, etc.) comme opérateurs forts de la recherche en France en partenariat avec l’Université. Mais j’ai bien conscience que de nombreux universitaires et politiques ne partagent pas cette opinion et veulent une disparition de ces grands organismes en les intégrant rapidement au sein des Universités. Tout en respectant les personnes, je n’approuve pas leur opinion et m’y oppose par des moyens légaux : pétitions, participation à des forums, etc. Mais, je ne vois pas, en vertu de quoi, je devrais occuper et saccager les locaux mis à la disposition des enseignants/chercheurs par la République dans des unités mixtes de recherche CNRS/Université si le résultat final ne me convenait pas.
Rappelons enfin que la « grève » des personnels en lutte par étudiants interposés demeure un scandale. Alors même que ces collègues continuent à percevoir leur salaire sans aucun prélèvement (même pour les jours de grève dite « officielle »), ils dénient à des milliers d’étudiants en désaccord avec les bloqueurs l’accès à leur lieu de travail au nom de la notion de « démocratie directe ». J’ai bien compris que je ne les convaincrai pas. Leur conviction que notre démocratie n’en est pas une et que tous les moyens sont bons pour la combattre les absout de tout compte à rendre à qui que ce soit. Une discussion rationnelle sur la notion de « contradiction » entre leur mission au service de l’Etat et leur silence sur des pratiques nocives n’est pas possible. Qu’ils sachent néanmoins que s’ils sont prêts à tout faire pour renverser la démocratie parlementaire et annihiler les institutions universitaires au nom de la démocratie directe, nous serons nombreux à ne pas les accompagner dans cette voie et nous les combattrons résolument dans les limites que nous imposent les lois de la République et le respect des autres.

Jacques Durand
Département des Etudes du Monde Anglophone & Laboratoire Cognition, Langues, Langage, Ergonomie.