jeudi 14 février 2008

Sur la légitimité des AG étudiantes

Une idée est revenue avec insistance dans les prises de position autour du mouvement étudiant de novembre 2007 à l’UTM et dans d’autres universités : celle de la légitimité des AG organisées par les comités de lutte et des décisions qu’elles prennent. Les étudiants favorables au mouvement sont bien entendu attachés à cette qualification et, conscients aussi du caractère très minoritaire de la participation aux AG (qui dans les meilleurs des cas réunissent moins d’1/10ème des inscrits à l’Université), ils répondent que cette faible représentativité est de la responsabilité des « abstentionnistes ». En ne participant pas, ils sont les seuls responsables, par défaut, des manquements à la démocratie qu’ils dénoncent parfois eux-mêmes en invoquant le caractère très minoritaire des majorités qui se dégagent en assemblée. D’où l’argument standard du comité de lutte : « Si vous n’êtes pas satisfaits des décisions qui se prennent, venez faire entendre votre voix et peser par votre vote sur les décisions qui seront prises. Car ces assemblées sont ouvertes à tous et nous respectons strictement la loi de la majorité dans les votes que nous organisons. » A ce dernier argument, on répond généralement en invoquant le caractère peu démocratique des débats, le coût pour les opposants d’une prise de parole publique etc. Mais cela n’invalide en rien le principe de la légitimité des AG et des décisions qu’elles prennent.
De leur côté, les organisations syndicales et même la direction de l’université cautionnent, explicitement ou implicitement, les comités de lutte en les reconnaissant comme des interlocuteurs à part entière. Elles ne contestent pas le principe la légitimité des décisions prises en AG, sinon avec les arguments que l’on vient de mentionner. Elles ne contestent pas non plus la légitimité de la formule « comité de luttes » en tant qu’expression d’un mouvement collectif : attitude, on va le voir, tout à fait juste. Mais elles semblent aussi admettre, ou reconnaissent explicitement, la légitimité des AG à représenter l’ensemble des étudiants, tout en déplorant parfois qu’elles ne soient pas représentatives (toujours cette responsabilité des abstentionnistes qui n’ont à s’en prendre qu’à eux-mêmes s’ils ne sont pas contents !).
Or tout cela ne touche pas à l’essentiel. Qu’appelle-t-on ici « légitimité » ? A quelles conditions une réalité (institution, décision) peut-elle être qualifié en ces termes ? C’est sur ces questions que le flou est total, et que les débats tels qu’ils sont posés d’ordinaire sont sans issue.

Le droit d’association, la liberté d’exprimer ses opinions politiques ou syndicales publiquement sont à l’origine de collectifs de lutte dont l’existence est admise par la législation de tout pays démocratique. En ce sens, la constitution d’un Comité de luttes étudiant est parfaitement légale (en France) et également légitime si l’on prend pour étalon, par exemple, la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. On notera cependant qu’un groupement de ce type a un statut distinct de celui de la plupart des collectifs militants dans la mesure où il n’a pas de consistance institutionnelle : il n’obéit à aucune règle administrative susceptible de lui donner une personnalité juridique (à la différence, par exemple, d’une association selon la loi de 1901 qui doit déclarer à la Préfecture un statut et un bureau), il ne comporte pas un liste explicite d’affiliés. Cela ne l’empêche pas de se doter de façon autonome de règles de fonctionnement, de désigner des porte-parole, de prendre des décisions, d’appeler à des actions militantes etc. Du point de vue de son activité, il a donc beaucoup de ressemblances avec la section locale d’un parti politique ou d’un syndicat.

Dans la mesure où il est autonome et indépendant de tout cadre institutionnel plus large, un mouvement de ce type a toute latitude pour décider du mode de prise de décisions qu’il jugera convenable – le plus souvent le vote majoritaire en AG. On peut donc sans abus de langage affirmer qu’il est souverain, ou qu’il affirme la souveraineté de l’instance à laquelle il reconnaît le droit de prendre des décisions en rapport avec ses finalités. En l’occurrence : des objectifs de lutte et des moyens d’action. Une université ou n’importe quel autre espace social (une ville, un quartier, une entreprise) peuvent ainsi voir se développer un nombre indéfini de collectifs qui s’engagent dans des actions relatives à des problèmes communs : défense de l’environnement, amélioration de l’habitat, mobilisation contre un projet de loi etc. Mais cela ne donne en aucun cas à un collectif de ce genre le droit de se présenter comme la voix exclusive du groupe social qui lui a donné naissance : par exemple, une ville possède en général plusieurs sections locales de partis politiques, et chacune d’entre elles parle en son nom propre, et non à celui de l’ensemble de la population.
C’est sur ce point que les mouvements étudiants se distinguent des collectifs, formels ou informels, qui viennent d’être évoqués : ils prétendent en effet être le comité de lutte de l’Université et revendiquent, en fait ou en droit, de pouvoir parler et prendre des décisions en tant qu’émanation de la collectivité étudiante dans son entier. C’est précisément cette prétention qui les autorise à se reconnaître légitimes, ou encore à prétendre légitimes les décisions prises à la majorité dans les AG.
En fait, cette prétention est exorbitante. Il suffit pour s’en convaincre d’imaginer qu’une université donne naissance non pas à un, mais à deux comités de lutte. Lequel pourra prétendre être la voix de tous les étudiants ? Lequel pourra être dit légitime ? La réponse est simple : aucun des deux. Cela est aussi vrai lorsqu’il n’en existe qu’un seul. On se convainc d’une autre manière de la vacuité d’une telle prétention lorsqu’un mouvement ne réunit que quelques dizaines d’étudiants sur les quelque 20 000 que compte l’Université : très clairement, dans ce cas, il ne représente que lui-même. Et cela, les membres des mouvements le savent très bien. Mais en quoi le nombre change-t-il quelque chose ? Ma réponse est que, 1) d’un point de vue logique, il ne change rien ; 2) que la pratique des comités conduit elle aussi à cette conclusion.
En effet, à supposer même qu’une AG ait réuni la majorité des inscrits d’une université, les décisions qu’elle peut prendre ne seront jamais que l’émanation de ce collectif, distinct par construction de l’entité institutionnellement qualifiable « ensemble des étudiants inscrits à l’Université » qui peut quant à elle, en revanche, devenir un acteur effectif à l’occasion par exemple d’un scrutin décidé par l’administration. Le nombre des étudiants mobilisés ne change donc rien au statut de l’entité à laquelle ils s’en remettent pour prendre des décisions collectives. De plus, les invitations aux AG n’ont de sens que par rapport aux membres du mouvement. Y participer signifie donc qu’on le rejoint et que l’on est prêt, en son sein, à débattre d’objectifs et de moyens d’action : cette adhésion de fait ne peut légitimement être demandée à quiconque. Mais ce point est occulté par le fait que les AG se prétendent celles « des étudiants » et non « du mouvement », et vont en même temps jusqu’à se féliciter de l’ampleur de la « mobilisation » en faveur du mouvement dans les cas où le nombre élevé des présents tient à la mobilisation de ceux qui s’opposent à lui ou à ses moyens d’action.
La conclusion est la même si l’on regarde la pratique : une AG évidemment minoritaire ne revendique pas moins la légitimité des décisions qu’elle prend au nom de tous. Le nombre des mobilisés est donc, dans les faits, indifférent. Imaginons cependant que, comme le prétendent ceux qui appellent les abstentionnistes à s’exprimer, une décision soit prise qui contredise l’orientation suivie jusque là – par exemple un vote majoritaire en faveur du déblocage de l’université. La logique même du fonctionnement des AG fait que cette décision peut être remise en cause le lendemain. Si le vote portait sur un déblocage définitif, peu importe : l’AG étant souveraine dans son choix des procédures de légitimation des décisions, elle pourra toujours arguer que, la veille, les conditions d’un vote libre n’étaient pas réunies. Ou bien un nouveau collectif autoproclamé pourra voter la reprise du blocage et œuvrer à le rendre effectif. L’invitation à la mobilisation des opposants abstentionnistes suppose donc, de fait qu’ils se consacrent à temps plein pendant une durée indéfinie au jeu des AG, ce qui est impossible à la plupart. Et cette impossibilité concernant aussi bien une large part des partisans du mouvement, on comprend que les AG soient toujours relativement peu fréquentées. Mais cela n’a aucune importance aux yeux du mouvement, pour les raisons que l’on a dites.

La question de la représentativité et de la légitimité d’une AG peut aussi être abordée sous un autre angle. En tant qu’instance décisionnelle d’un comité de luttes, elle a comme on l’a vu toute latitude pour décider des objectifs et des moyens de son action par rapport à ce qui motive son existence : en l’occurrence, s’opposer à une loi. Ses compétences s’arrêtent là. Elle n’a donc par principe aucune légitimité lorsqu’elle intervient dans d’autres domaines concernant le collectif dont elle émane, à savoir les étudiants inscrits. Elle ne peut non plus en aucune façon revendiquer le statut d’instance représentative apte à intervenir es qualité dans une négociation, sauf si elle admet au préalable qu’elle ne représente qu’elle-même. Tel est le cas du comité Liberta-Fac, qui serait aussi (peu) fondé à se réclamer d’une « légitimité » équivalente à celle revendiquée par les AG. En conséquence, les décisions d’une AG ne peuvent en aucune façon être légitimement imposées à l’institution chargée quant à elle, précisément, de prendre des décisions concernant la communauté tout entière. Il y a du reste un décalage total quant aux sphères d’intervention : le comité de lutte décide souverainement de ce qui touche à son action revendicative, l’université prend des décisions tout aussi souveraines en rapport avec ses finalités et ses moyens d’institution. Mais ces décisions sont prises dans un cadre légal. : une décision d’action quelconque ne peut prétendre à la légitimité, en contexte démocratique, si elle est illégale. Et cela est aussi valable pour les universités – qui respectent ce principe – que pour le mouvement étudiant, qui souvent ne le respecte pas.

Certains objectent encore aux arguments développés jusqu’ici que, minoritaires dans les faits, les AG sont au moins générales par destination : elles s’adressent à tout le monde et cela suffit à le doter d’une représentativité potentielle. Donc, encore une fois, seuls les abstentionnistes sont responsables, c’est de leur fait si les majorités restent minoritaires. Appeler à la participation de tous suffit à fonder la légitimité à la fois de l’instance qui convoque et des résultats des votes. Or cet argument est insoutenable. Imaginons un comité quelconque qui, dans une commune, appelle toute la population à une réunion. Le collectif ainsi réuni prendra, à la majorité s’il le souhaite, toutes les décisions qu’il voudra. Mais pourra-t-il prétendre légitimement parler au nom de tous pour cela seul qu’il a invité tout le monde ? L’absurdité est manifeste : n’importe quel collectif ayant appelé toute la population à s’exprimer pourrait aussi bien, en prétendant parler au nom de tous, contredire les décisions d’autres collectifs de même nature. Où serait alors l’expression légitime de la collectivité dans son entier ? Elle fonderait simultanément le pour et le contre, ce qui revient à ne rien exprimer du tout. En revanche, tout redevient clair si chaque groupe ne prétend représenter que lui-même.

D’où viennent alors les confusions ? Elles ont pour base objective une situation dans laquelle le comité de lutte adopte des moyens d’action qui concernent toute la communauté universitaire et remettent en cause son fonctionnement : en l’occurrence, le blocage. Dans ce cas, en effet, une décision concernant l’action revendicative est inséparable d’une autre décision de fait touchant à l’activité de l’Université : c’est le comité de lutte, et non l’autorité légale, qui décide l’interruption des enseignements. Ce type de situation existe aussi dans les entreprises, où les grèves et débrayages vont aussi contre leur fonctionnement normal. Voir ce qui se passe dans ce cas permet de mesurer, par contraste, ce qu’il en est à l’université : 1) le droit de grève est reconnu, mais encadré juridiquement – dépôt d’un préavis, retenue salariale individualisée ; 2) le recours à des piquets de grève interdisant aux non- grévistes de se rendre à leur travail est sanctionné par la loi ; 3) en règle générale, les mouvements sont organisés par les syndicats, qui sont du même coup responsables, dans des limites explicitement définies, du tour que prennent les choses.
Rien de tel n’existe dans les situations de blocage : le délit d’obstacle à la liberté du travail n’est jamais pénalisé ; le préjudice subi par les grévistes (l’absence d’enseignement étant un équivalent de la perte de salaire) n’est pas individuel, mais collectif ; enfin, personne n’est responsable de rien, sauf délits supplémentaires considérés comme extérieurs à la logique politique du mouvement – dégradation de matériel, menaces de mort exprimées publiquement et tout autre exaction simplement crapuleuse envisageable.
Le paradoxe est donc qu’une action illégale – le blocage – est à l’origine du changement d’échelle du mouvement qui implique désormais non seulement les seuls étudiants engagés, mais aussi tous les autres et tous les personnels. La non activité de l’institution, même contrainte, prend la forme extérieure d’une grève générale. Les animateurs du mouvement en profitent pour parler au nom de tous et, aussi longtemps qu’ils sont en mesure de perturber ou d’interdire la plus grande partie de l’activité de l’université, ils sont des interlocuteurs cruciaux. Mais il s’agit d’un pur rapport de force, qui se situe hors du droit légal autant que de toute ressource de légitimité. Nulle prétention à la légitimité ne peut en effet être reconnue à l’action d’un particulier (individuel ou collectif) qui porte directement préjudice à autrui (perte des cours) et le prive d’une liberté légalement reconnue (celle de suivre des enseignements). Et il ne s’agit pas seulement, ici, d’un préjudice relevant de la non fourniture d’un service, comme dans le cas d’une grève des transports en commun, où les usagers disposent de solutions alternatives. Si nous croyons encore qu’il faut des professeurs et des enseignements dans les universités, nous devons considérer que les étudiants perdent un service sans équivalent direct (ce raisonnement ne valant que lorsque le blocage s’éternise : nul n’aurait la prétention de dire que chacun de ses cours est irremplaçable). Cette idée est du reste admise par le mouvement étudiant lui-même puisqu’il a demandé que l’évaluation du premier semestre porte seulement sur la partie du programme qui a été traitée en « présentiel ». Ajoutons encore qu’un préjudice considérable est subi par l’université en termes d’image, de réputation et de motivation des personnels et des étudiants.

On ne saurait donc s’indigner, comme l’ont fait certains syndicats, de ce que la direction de l’université, en lançant une consultation des étudiants parfaitement légale dans sa forme, ait commis la faute de ne pas reconnaître la légitimité des AG : cette légitimité n’existe pas. La seule instance légitime pour organiser un vote ayant une valeur dans la logique de la démocratie est l’université, en tant qu’institution, et non cette « université bis » dont on conforte le mirage en lui reconnaissant un pouvoir décisionnel sur une question, le blocage, dont les conséquences excèdent son domaine propre de compétence. La chose est encore plus grave lorsqu’au nom des « principes de la démocratie réelle », on propose le boycott de la consultation et que l’on reconnaît la juste colère d’un comité de lutte qui a fait savoir publiquement son intention d’empêcher le vote sans préciser les moyens de cette intervention – forcément violents dès lors qu’ils impliquaient la contrainte physique et non un simple appel au boycott.

Quels sont, dès lors, les principes à défendre et les modes d’action envisageables pour éviter ces situations préjudiciables à tous ? Comment concilier dans l’espace d’une université une action revendicative, que beaucoup jugent positivement quant à ses objectifs, avec des moyens eux aussi susceptibles de réunir un large consensus ? La réflexion sur ces questions, engagée depuis novembre 2007 par le collectif « Université et Démocratie », débouche aujourd’hui sur une « Charte pour une nouvelle citoyenneté universitaire » qui sera soumise à tous les acteurs de l’université. Le texte que l’on vient de lire, écrit pour l’essentiel fin 2007 et d’abord diffusé au sein du collectif, se veut à présent une contribution aux débats que la Charte ne manquera pas de susciter.

Jean-Pierre Albert
EHESS, LISST-Centre d’anthropologie sociale.