jeudi 14 février 2008

De la démocratie directe à l’Université de Toulouse Le Mirail :

Réponse à Charalampos Orfanos, Maître de Conférences dans le Département de langues et littératures anciennes, Université de Toulouse II – Le Mirail, qui, soutenant les blocages répétés de cette université, pense que « Les ‘consultations’ à bulletin secret organisées par nous, [les] aînés [des étudiants], leurs profs et souvent leurs mentors, sans débat préalable, avec la consigne implicite et parfois explicite de voter contre le blocage, ne sont ni plus démocratiques que leurs votes à main levée, ni plus impartiales, ni plus légitimes. Elles sont juste des résurgences intempestives du vieux débat dix-neuvièmiste [...] Indépendamment des circonstances actuelles, il [lui] paraît donc urgent d’affirmer la légitimité des Assemblées générales des étudiants et de protéger cet espace de démocratie de la destruction programmée par le pouvoir dont certains de [ses] collègues se font les avocats. » (Citation de Université et démocratie : sauvons les AG ! de Charalampos ORFANOS, à l’adresse suivante :
http://www.auboutduweb.com/poolp/index.php?tag/AG%20%C3%A9tudiantes)

REPONSE

On savait depuis longtemps que l’Université du Mirail devenait tous les deux ans une zone de non droit mais désormais vient s’ajouter une théorisation de la « démocratie directe » avec comme modèle les AG étudiantes (certes pas parfaites mais à tout prendre le meilleur système en ce pauvre monde et plus en accord avec l’origine de la démocratie dans la Grèce antique !). Les votes à bulletin secret par des étudiants ou des membres du personnel sur des questions non validées par les AG en question et par des gens qui finalement ne comprennent pas les enjeux ne seraient que tromperie, simulacre de véritable démocratie ou émanation de la société capitaliste bourgeoise du XIXème siècle. Évoquer avec mépris des « résurgences dix-neuvièmistes », c’est bonnement faire l’impasse sur les terrifiantes expériences totalitaires du siècle suivant : le vingtième.
En lisant de tels discours, en effet, on comprend mieux certaines pratiques historiques. Les Thèses d’avril de Lénine en 1917 ne laissaient aucun doute sur son hostilité inconditionnelle à la république parlementaire. On en connait les résultats. On se souvient aussi, car c’est plus près dans le temps, de la révolution culturelle de ce Grand Timonier qu’était Mao Zedong. L’anarchie permanente créée par des groupes d’une violence extrême se proclamant la conscience du peuple entre 1966 et 1976 a eu raison des « petites libertés » qui restaient en Chine après 17 ans d’échec d’une politique fondée sur la grande tradition de Lénine et Staline. On n’oubliera pas non plus l’expérience castriste. En 1958, Castro marche sur la Havane et y entre le 8 janvier 1959 ayant libéré Cuba de la dictature de Batista. Les premières mesures ne se sont pas fait attendre. Exécutions sommaires par des jurys populaires et annulation en février des élections libres autrefois promises dans un délai de dix-huit mois après le renversement de Batista. La liste pourrait s’allonger et le nombre de victimes être documenté. On observe un invariant : la stratégie de la démocratie directe qui devait amener un « dépérissement de l’Etat » débouche sur un renforcement policier de ce dernier. Par ailleurs, si la notion d’élection libre n’a pas de sens alors pourquoi être révulsé, comme on doit l’être (et comme le sont apparemment les partisans de la démocratie directe), par le putsch militaire du Général fasciste Franco qui a fini par renverser le gouvernement populaire républicain élu à bulletin secret en 1936 en Espagne ? Pourquoi, être choqué, comme on doit l’être, par le renversement du gouvernement pareillement élu d’Allende au Chili en 1973 et par la dictature du General Augusto Pinochet qui s’en est suivie ?
On m’objectera qu’on connaît la rengaine. Il y a cependant un enjeu de taille. Peut-on, dans un pays comme la France, croire qu’on va pouvoir répondre aux idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité sur lesquels se retrouvent de nombreux acteurs des discussions en cours en bloquant l’accès à l’Université sur la base d’AG permanentes qui s’autoproclament propriétaires de l’Université et de ses locaux ? Croit-on que ces AG ont plus de légitimité que le Président élu ou des conseils eux-mêmes élus au bulletin secret ? Que faire de la voix de tous les membres (enseignants, techniciens, administratifs, ingénieurs, etc.) de l’Université qui, quelle que soit leur opinion sur la loi, sont résolument opposés au blocage régulier du Mirail et aux dégradations coûteuses qu’elles entraînent de façon régulière? Mettre un préalable – qu’il faut d’abord se prononcer sur la loi dans des AG ou même par vote à bulletin secret – est circulaire et n’est qu’un autre exemple de procédure dictatoriale. Il n’y a pas deux personnes qui s’accordent sur toutes les lois ou tous les règlements en vigueur dans un pays ou une communauté comme la nôtre. Fort heureusement, nous ne cassons pas notre outil de travail chaque fois que nous sommes en désaccord. Les questions fondamentales de l’éducation et de la recherche ne font jamais l’unanimité. Je suis personnellement pour un maintien des grands organismes de recherche (CNRS, INSERM, etc.) comme opérateurs forts de la recherche en France en partenariat avec l’Université. Mais j’ai bien conscience que de nombreux universitaires et politiques ne partagent pas cette opinion et veulent une disparition de ces grands organismes en les intégrant rapidement au sein des Universités. Tout en respectant les personnes, je n’approuve pas leur opinion et m’y oppose par des moyens légaux : pétitions, participation à des forums, etc. Mais, je ne vois pas, en vertu de quoi, je devrais occuper et saccager les locaux mis à la disposition des enseignants/chercheurs par la République dans des unités mixtes de recherche CNRS/Université si le résultat final ne me convenait pas.
Rappelons enfin que la « grève » des personnels en lutte par étudiants interposés demeure un scandale. Alors même que ces collègues continuent à percevoir leur salaire sans aucun prélèvement (même pour les jours de grève dite « officielle »), ils dénient à des milliers d’étudiants en désaccord avec les bloqueurs l’accès à leur lieu de travail au nom de la notion de « démocratie directe ». J’ai bien compris que je ne les convaincrai pas. Leur conviction que notre démocratie n’en est pas une et que tous les moyens sont bons pour la combattre les absout de tout compte à rendre à qui que ce soit. Une discussion rationnelle sur la notion de « contradiction » entre leur mission au service de l’Etat et leur silence sur des pratiques nocives n’est pas possible. Qu’ils sachent néanmoins que s’ils sont prêts à tout faire pour renverser la démocratie parlementaire et annihiler les institutions universitaires au nom de la démocratie directe, nous serons nombreux à ne pas les accompagner dans cette voie et nous les combattrons résolument dans les limites que nous imposent les lois de la République et le respect des autres.

Jacques Durand
Département des Etudes du Monde Anglophone & Laboratoire Cognition, Langues, Langage, Ergonomie.